18 JOURS AU CHÂTEAU
par Sophie Geoffrion, Philosophe.

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Texte écrit suite à la résidence-performance de Franck Cazenave au Château d'Ilbarritz
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La citadelle des murmures
Introduction

« Je suis un mais la multitude est en moi » Zénon.

Du haut de sa colline, de toute sa hauteur, l’édifice domine l’océan auquel il fait face, on ne voit que lui. Il semble presque inaccessible, le château d’Ilbarritz. Une forteresse. Objet de fascination et d’admiration, embrumé de mystère malgré son permanent dévoilement à la vue de tous. Le lieu intrigue. Est-il ouvert ? Est-il encore habité ? Par qui? Cette masse imposante ne montre rien. Elle dissimule un secret retentissant.

En son cœur un trésor, une salle écrin où trônait un orgue. C’est donc un lieu de musique, d’écoute, de passage, d’art. Depuis longtemps, la musique s’est tue, laissant place aux silences des murs qui traversent les temps. Silences qui, en musique justement, sont essentiels et nécessaires. Dans un monde où tout bavarde, où tout se répand sans discernement, où chacun dit haut, fort et immédiatement ce qu’il croit penser, on oublie trop souvent la vertu du silence. En réalité, le silence est assourdissant. Il fait taire les bruits. Il permet le récit des secrets intimes, le dévoilement des vérités authentiques.

C’est dans le silence du château, unique témoin, que Franck Cazenave m’a dévoilé l’intimité de son travail : dix-huit jours de combats, d’observations, de créations, retranscrits dans des enregistrements audio quotidiens.* C’est à partir de cette matière brute que j’ai connu Ilbarritz. Il m’a suffi de suivre le fil de cette épopée créatrice, d’emprunter ce chemin initiatique, pour rendre compte à ma manière de cette expérience. Mon travail est de rendre intelligible la matière sensible, de prêter sens à la forme, de débusquer les idées là où elles se logent.

Ce livre est né du croisement de nos regards, de nos expériences, de nos ressentis sonnants ou dissonants. J’interroge cette double vision, intérieure et extérieure, je donne à penser là où l’artiste donne à voir. Le château est un territoire de mémoire, une mémoire réactivée par les hommes et les femmes qui l’habitent. Un soir de juin 2015, l’édifice a été rendu à la vie. Folle soirée qui a permis de faire à nouveau vibrer Ilbarritz, au delà de son propre espace.

Que reste-t-il des traces de l’artiste sur les murs, des expériences vécues par les visiteurs, des rencontres, des mots murmurés ? En réalité, rien n’a disparu, ces témoignages instantanés mais inoubliables sont archivés dans les mémoires sensibles. Seul demeure, immuable, retentissant, le château. Passage du temps sur ses pierres, passages des hommes qui l’occupèrent, il reste unique malgré ces traversées multiples. Les strates temporelles s’empilent. Cette citadelle est pareille à l’Homme, toujours la même mais traversée d’expériences plurielles. Il concentre les parties dans le Tout.

Aujourd’hui, tout passe parce que tout lasse. On vit l’ère de l’éphémère. L’éphémère est plus paradoxal qu’il n’y parait : il est un spasme temporel, jaillissement qui résiste à toute tentative de le fixer. Il est un passage, une transition, toujours menacé de disparition. Mais il persiste. La forteresse capture et piège les éphémères, sa pierre est hantée par les vécus. L’idée est de pénétrer au plus profond ces expériences de vie, de les penser, de les filtrer pour n’en conserver que le miel le plus précieux (ou la quintessence), l’éclat le plus marquant, les traces éclatantes, celles des passages mémorables.

Le regard que je porte sur cette traversée est celle du philosophe. Je m’étonne et soulève les voiles de l’évidence. J’interroge les temps, les passages, les actes successifs incrustés dans ces pierres et ces murs. Le temps thésaurise, enregistre en silence. Cette bâtisse surplombante n’est pas abandonnée : si on tend l’oreille, on entend sourdre le flot des hommes et des femmes qui l’ont traversée. Ilbarritz nous dit quelque chose, il murmure l’écho des passages, fait résonner, sans tintamarre, le cœur de ceux qui se sont tus.

*Ces enregistrements sont destinés à un travail philosophique sur le processus de création artistique.


CHAPITRE I : LA MATIÈRE

A l’origine est la matière. Brute, immédiate, silencieuse. Elle est l’étendue physique qui occupe l’espace, tout l’espace, formes et corps. Nous l’oublions parfois,  nous sommes des êtres de matière, de chair, de mélange et nous déambulons parmi les pierres, les plantes et l’air qui nous traverse. La matière est notre monde. Corps d’atomes, de chocs et d’entre-chocs, nous pénétrons les atmosphères.

Parfois ce sont elles qui nous transpercent. Frappé par la beauté immatérielle, Franck Cazenave absorbe les ambiances, les digère et les transforme. La respiration naturelle du corps-artiste est un va et vient entre l’inspiration et l’expiration. L’air ambiant se matérialise sous l’impact du geste qui déclenche les mutations des pierres, des poussières, des murs et des plâtres. La matière n’est pas la forme, nous lui prêtons forme.

Les murs décrépis et cachés du dernier étage du Château d’Ilbarritz battent sous l’impulsion artistique d’une palpitation nouvelle. Le château devient la toile et l’atelier.

«Observer cette matière déjà vieillie, qui a déjà fait son oeuvre et ne pas la trahir, l’accompagner, presque la sublimer aussi, ne pas lui donner de l’éclat mais une ambition, lui donner son importance, la prendre pour ce qu’elle est sans vouloir la changer, sans vouloir la travestir mais en lui donnant sa vérité, en montrant sa vérité, en appelant le regard sur sa vérité.»  Journal FC à SG

La performance du créateur ancre les idées dans le corps, dans son propre corps et dans celui de la forteresse fantôme. Lorsque la matière est brute, pleinement informe, le défi est de taille. Il faut l’appréhender comme une carte blanche, un espace à construire et à écrire. Une cartographie qui se dessine d’abord par le regard.

L’ère est à l’image. Nous baignons dans un environnement visuel qui paradoxalement nous rend aveugle. Les images éteignent l’imaginaire. Elles s’imposent face à nous dans toute leur majesté et semblent tout dire. Ces bavardages visuels sont factices. La vérité n’est pas dans la forme immédiate, elle se loge souvent dans la faille, le vide, l’interstice. L’artiste porte son regard sur ces timidités farouches, il en déloge toute la vitalité et la métamorphose en beauté.

. Regarder

« Observer ce qui est primordial dans le travail, dans la démarche, regarder bien tout ce qui se passe, où il faut aller, où il faut accompagner, où il faut alléger aussi. Beaucoup de temps d’observation, de longs silences d’observation sur ce qui se passe et les choix à faire. » Journal FC à SG

On commence donc par regarder, par observer. Voir est une donnée biologique : l’oeil voit comme  l’odorat sent ou l’oreille entend. Regarder est une donnée métaphysique. Il s’agit d’accéder à un autre niveau de conscience, un au-delà du corps. Tendre l’oeil, l’ouvrir aux nuances et aux changements multiples. Il faut dépasser rapidement les apparences, solliciter la fantasia, l’imagination et extrapoler. L’artiste doit convertir son regard, apercevoir et non simplement percevoir. Son oeil n’est pas ordinaire, il est une vision. Et du vide doit émerger le plein. Regarder est un acte simple, il est en cela l’acte fondateur d’un monde complexe.

Aussi, l’approche est archéologique, il faut mettre à jour l’invisible des murs endormis. Pour cela, suivre les traces, fouiller, gratter, creuser, enlever, regrouper, sculpter la pierre et le plâtre.

« Un jeu d’équilibriste un peu entre l’écoute du mur et mon intervention sur ces murs. Je rentre dans la matière.» Journal FC à SG

Au sommet du château, le peintre fait face à la toile-atelier. Il observe chaque molécule du lieu vide, éclairé par la seule blancheur des murs. Il doit enraciner le corps dans l’espace, devenir le château, mordre la poussière.

Avant tout, regarder pour éveiller le battement des murs éteints.

. Poussière

La poussière s’écrit au singulier mais elle est toujours plurielle. Pareille à l’homme qui est Un mais qui porte en lui la multitude. Chaotique, anarchique et sauvage, elle se dérobe à la prise, se faufile et se loge dans les intervalles. Elle n’est pas une matière futile, déposée par oubli aux pieds des murs. Elle est un fluide qui s’émiette des cloisons et qui ne disparaît jamais. Témoignage poudré du château, la poussière traîne dans l’atmosphère. Elle se respire et ne se fixe nulle par. Elle est atomique.

« J’ai conservé un sac de poussière grattée sur les murs, je vais surement disposer un tas au centre de la pièce. La poussière c’est aussi le temps évidemment. » Journal FC à SG

Franck Cazenave, tel un chercheur d’or, a observé la matière invisible. Pour ne pas oublier qu’elle est un vestige d’un temps matériel, il l’a regroupée au centre de la pièce. Il tenait à lui faire une place et à la rendre visible. Il s’agit d’un détournement de la matière première en objet artistique L’art n’a pas d’utilité pratique. C’est justement en cela qu’il est essentiel. Libéré de la fonction, il peut oeuvrer à dévoiler l’invisible aux yeux quotidiens.

Pour que la première impulsion naisse, l’artiste doit se laisser envahir par la fluidité épaisse de l’air.

. Geste

« Une longue journée mais une journée de réflexions et d’actions avec des gestes pesés, mais des gestes importants, il va falloir être économe et ne pas faire de geste gratuit » Journal FC à SG

Le geste artistique ne gesticule pas. Il patine, enlève, ajoute ici et là, pour incruster dans les pierres inertes un souffle vital, une forme. Il est le mouvement initial qui, par touches précises et précieuses,  donne forme à la matière brute. Il écrit dans l’espace une intention et une tension. Le geste pense. Il fait coïncider l’idée et l’émotion.

Mais qu’est-ce qu’un geste ? Un mouvement dans l’espace ? Un déplacement du corps ? Quelle est sa signification ? Le geste est une pensée en mouvement. A la fois intuitif et intelligent, silencieux et bavard, il donne vie et sous son impulsion la matière vibre. Pensée sans parole, le geste est l’écho du silence frémissant, le frottement du corps contre la matière inerte. Contorsion de l’espace, le geste magicien de l’artiste saisit les ondulations du château et exprime mieux qu’un mot le murmure des pierres. Indépendant de la forme produite, il englobe la genèse de l’acte artistique et ses effets. C’est en cela qu’il fait sens.

Les être humains pensent aussi avec leur corps. L’animal se meut, l’homme se déplace. Il est un être géographique qui habite l’étendue.

. Couleur

« …la couleur est en train de sortir un peu par tous les murs dirait-on, elle se libère, elle arrive. » Journal FC à SG

Dans la salle peu éclairée, une seule petite fenêtre éclaire l’espace. Les murs, presque éteints, reflètent timidement le spectre lumineux. La couleur vient de la variété de blanc et des gris qui se dégage au premier coup d’oeil.  Oeil qui englobe la variété de teintes, sans discernement.

Mais le blanc n’est qu’une vison première. L’oeil du peintre saisit vite les nuances, dépasse les perceptions immédiates et révèle les teintes dissimulées, comme une évidence. Il donne aux murs une apparence et les met en lumière.

« Jeux de niveau de gris avec les blancs du grattage, le blanc ressort. Intéressant. Le gris ne sera pas complètement gris, il n’y pas de tristesse absolue, il a une vitalité qui prend racine dans les choses difficiles. » Journal FC à SG

Sommes-nous égaux face aux couleurs ? Percevons-nous à l’identique le soleil bleu de l’été ou le gris poudré de l’aube ? Ainsi la couleur n’est-elle pas une illusion ? Réalité immatérielle, elle se fixe sur chaque chose et change à chaque seconde. Paradoxe du spectre lumineux.

Comment la saisir ? A la fois fantomatiques, propriétés des corps et des objets, réminiscences et perceptions subjectives, les couleurs éveillent des tonalités affectives, réveillent les souvenirs. Elles sont musicales, miraculeuses et résonnent en nous, intimement. Mais elles restent un mystère.

Quelle est cette logique des couleurs  dont parlait Cézanne ?

« Il y a une logique colorée, parbleu. Le peintre ne doit obéissance qu’à elle. Jamais à la logique du cerveau. » Conversations avec Cézanne, éd. P.-M. Doran, Paris, Macula, 1978.

Depuis Démocrite, philosophe matérialiste du Vème siècle avant notre ère, cette question hante la philosophie esthétique. Dans un traité Des Couleurs, le penseur précise qu’elles dépendent de la composition de la matière, à savoir des atomes. Elles ne sont pas la propriété des objets. Elles frappent notre oeil qui agence à l’infini des nuances chromatiques. Nous inventons, selon nos impressions,  des combinaisons parce que les couleurs sont en nous.

Ainsi, l’homme porte en lui l’infinité des teintes.

La couleur n’existe que dans le mélange poétique de l’être.


CHAPITRE 2 : L’ESPACE

L’espace est un horizon qui recule.

Nous sommes ici et tout autour de nous, au loin, s’entend un ailleurs, un là-bas. Notre existence se déploie à la surface du monde. En contemplant le ciel infini, l’homme, encerclé par la ligne qui fuit, comprend qu’il est mortel ; telle est sa seule certitude.
L’espace nous fait douter, nous projetons sur la toile vide de sens, nos devenir et nos incertitudes.
Et nous sommes seuls, absolument seuls face à cet horizon qui s’élance.

Pour habiter des espaces à son échelle, l’homme bâtit des citadelles, des protections, des limites.  Ainsi, il édifie des murs, cloisonne, verrouille. L’homme ne s’enferme pas, il se protège. Parce qu’il craint la chute et la perdition, ses constructions sont des remparts face à l’immensité et l’abysse spatiale.
Ilbarritz n’est pas un espace vide mais délimité ; un abri, une forteresse protectrice. Il y plane une atmosphère fantomatique. Tout est grand, hors de l’échelle humaine. Véritable révolution architecturale où les sous-sols partent en souterrains, où le toit est construit à l’épreuve des vents tempétueux, il possède pas moins de 550 portes de chênes. Autant de frontières pour quadriller l’espace en labyrinthe mystérieux. Il est l’ondulation des atmosphères voletantes qui ne se fixent nulle part et qui frappent ceux qui les rencontrent.

Ilbarritz est un horizon vertical, un étendard que l’on contemple.

. Géographie

« Ce sont ces murs qui m’ont accueilli, qui m’ont parlé, qui m’ont reçu. J’ai travaillé vraiment in situ en m’adaptant complètement à ces murs.» Journal FC à SG

Le château  offre ses murs en pâture, en peinture pour que l’artiste réveille les pierres, leur redonne du vernis, du sens, de la vitalité.
L’expérience géographique première s’exprime toujours au sein de la structure spatiale. Pour que l’homme occupe l’espace, il faut qu’il le transforme en habitat. Sans cela, il s’y perd. Franck Cazenave redéfinit la salle du haut à son échelle. L’artiste doit retrouver l’errance, fuir la perdition, nier la crainte. Il lui faut être dans le lieu, pleinement. Le traverser et être traversé par lui, s’en imprégner, faire corps. Ne pas se séparer de l’atmosphère immédiate, devenir l’air ambiant.
La dynamique de création prend sa place dans chaque cellule des corps ; celui de  l’artiste et celui du château. L’espace se transforme peu à peu en territoires. Les deux corps se confondent.

« Travail de composition, d’ajustement dans la composition, très important. Les échos dans l’espace, dans les espaces…que les espaces se rendent, une cohérence, un écho graphique, plastique, important, tout en nuançant des choses. » Journal FC à SG

Habitée par des corps invisibles et rythmée par un battement sourd, la salle du haut, ouverte sur le dehors par une petite fenêtre est enserrée entre la pièce d’orgue haute de deux étages et le belvédère surplombant, donnant sur la mer.
L’artiste n’y est pas piégé mais libéré. Il a carte blanche pour créer une nouvelle architecture que l’art structure. Sous sa palpitation la salle dessine petit à petit une nouvelle cartographie. Franck Cazenave, dans une absolue solitude, suit le mouvement naturel des parois, utilise la lumière pour que les murs de pierre s’expriment.
Chaque détail du lieu compte.
Peu à peu, il se métamorphose en grotte décorée.

Ce que l’espace éveille en nous, n’existe qu’en nous.
L’homme est géographique parce qu’il porte en lui son propre espace, sa pensée.

. Architecture

« Journée meilleure que les deux, trois précédentes mais une journée de construction encore. Toujours la construction, la mise en place d’éléments en essayant toujours de garder une cohérence entre les différents plans, c’est à dire entre les différents murs. » Journal FC à SG

L’art et l’architecture posent la question de l’espace. Leur rencontre ne se réduit pas à la confrontation entre toile et mur. Il s’agit de surfaces, d’étendues, de construction et de création. L’art est une structure dont chaque ligne est un équilibre. Il n’est pas un jaillissement désordonné. La pensée l’habite.
Il est impératif de ne pas modifier mais de transformer la salle, de respecter ses vibrations, son souffle et ses données immatérielles. Le travail de Franck est l’écho resplendissant de la démesure du baron de L’Espée. Les noms des êtres aimés seront inscrits en relief dans les murs et chaque spectateur pourra s’en saisir. La matière est un hommage aux absents, une résistance à leur disparition.

La métamorphose du château ondule et se module sous l’impulsion artistique. On plonge dans une architecture parétiale, une nouvelle structure.

. Habiter

« Je te fais cette note en marchant. C’est vraiment important l’espace, le lieu, l’espace temps, l’espace sonore, tout cet espace… il faut avoir la main dessus pour faire cet écrin, pour son écrin, pour faire l’air, pour que l’air soit respirable, respiré et circule en soi comme sur la toile ou les murs en l’occurrence. » Journal FC à SG

L’Homme est le lien entre un espace perdu et un lieu habité. Il est le carrefour, le point de jonction entre le vide et le plein, entre le fini et l’infini, un horizon où se conjuguent le soleil et l’eau, la lumière et le sol. Exister et vivre est toujours une impulsion continue qui nous met face à notre propre inachèvement.
Le château labyrinthique est pareil à l’esprit humain. Il est fait de recoins, de secrets, de représentations, de logiques invisibles. Il impressionne. L’artiste intimidé par le vécu des pierres avance dans la salle du haut. Il n’ose y toucher. Le temps est à la réflexion, à l’écoute des murmures, aux hésitations.

Ses pensées intimes résonnent dans l’espace nu, elles deviennent spatiales, elles sont l’air qu’il inspire. Alors, Franck Cazenave hante l’espace, le dompte et le façonne à sa manière. Les fresques deviennent sa géographie.

L’espace dans son immensité est un doute et une crainte. L’amplitude est trop vaste. L’homme trop petit. Pour ne plus avoir peur, l’Homme doit habiter le monde, s’y tenir sans s’y recroqueviller, trouver dans la faille son propre espace.
Il cherche une orientation, une position. Il doit avant tout trouver le sens : la direction et la signification.

Un lieu est toujours l’écho de celui qui l’occupe. L’Homme marque, griffe, s’approprie une terre.

Pour rendre le monde habitable nous devons devenir le monde.

. Passage

« Peut-être l’intention de glisser quelques petits papiers, soit des petits messages, soit des morceaux d’écriture ou de mémoire dans ces petits trous avec les noms de personnes clés dans sa vie que les gens pourraient trouver, découvrir. » Journal FC à SG

La salle du haut est à présent pleine des œuvres peintes. Les murs dégoulinent des traces artistiques.
Une nouvelle cartographie, faite de fresques, de parois peintes affectent les regards et les coeurs. En réalité, la salle du haut n’est plus un espace vide, elle retentit sous l’impulsion du geste artistique qui se donne à voir. Habillée d’art, la salle est habitée. Métamorphosée, elle emporte les passants dans un lieu autre, une autre rive: une grotte aérienne.
Les spectateurs sont des passagers en visite qui inscrivent dans l’espace des traces fantômes que les murs conserveront en silence.

« J’aimerais bien essayer de mettre des fils dans les murs pour créer une autre dimension qui aille vers le spectateur.» Journal FC à SG

Visiter un lieu c’est se laisser envahir par lui. Se remplir de sa géographie, de son architecture. Nous succombons aux courbes et aux recoins de l’édifice, nous sommes les promeneurs traversés par l’espace que nous occupons. Le renversement métaphysique se situe à la lisière de ce paradoxe : habiter un lieu c’est paradoxalement être coupé de l’espace.
Le château devient une géographie artistique. L’espace s’évanouit à l’art. Les atmosphères s’entrechoquent et se consument au passage des vents, des êtres, des explorations et des vibrations artistiques.

Et sous l’impulsion du choc, Ilbarritz émerge des sommeils et des poussières vides.
Sortant des brumes atlantiques, le château devient vaisseau.


CHAPITRE 3 : LE TEMPS

Je cherche l’or du temps. A.Breton

Le temps est ce qui permet à l’existence d’advenir et de s’intensifier. Contrairement à l’espace qui autorise le déplacement, il nous est impossible de voyager dans le temps.
Immobile, il se vit toujours au présent. Mais sa fixité n’est pas inerte. Le présent, enserré entre passé et futur, se balance en un va-et-vient permanent. Telle est la splendeur du temps qui nous fait vivre l’éternel et l’éphémère, serpentant entre nos souvenirs et les visions à-venir. L’homme oscille entre les instances temporelles qui le segmentent et le structurent, mais il n’existe qu’au présent.

Le temps habite les silences des pierres. Incrustées des vécus, elles respirent les temps anciens. Ilbarritz a eu plusieurs vies qui s’accumulent en strates architecturales et temporelles. On comprend en traversant l’édifice qu’il fut splendeur, révolution. Bien que silencieux, le château est musical.

Le temps est un mystère insaisissable dont on ne peut rien dire. Il ondule au rythme des  modifications.

. Créer 

Et soudain le temps est à l’urgence, au Faire, au jaillissement. Il faut finir, que cela se termine. Le processus de réflexion et de doute doit cesser. Le territoire de l’urgence prend sa place. Il faut se défaire du temps horloger pour saisir le temps opportun et métaphysique. Rendre présent. L’artiste doit basculer dans la réalisation finale. Il est temps de faire émerger les visions.

« On rentre dans l’acte pictural, je pense que c’est le début d’un basculement. » Journal FC à SG

L’urgence ne fait pas au hasard. Elle porte la patience accumulée des observations, des croquis, des répétitions. Temps sablier qui précipite vers la date butoir. L’oeuvre doit se manifester, là, aux yeux de tous, ne plus se dissimuler derrière la pensée. La création est une offrande. Ainsi pour qu’elle soit pleine, le temps doit être épais.
Créer c’est rencontrer l’urgence et ne pas s’y dérober. Elle seule précipitera l’acte créateur vers sa destinée et son accomplissement. Pour mettre fin à l’opacité, au tâtonnement, l’artiste répond à l’appel vibrant qui vient du dedans et fait émerger l’abstrait dans le concret.

Dans la solitude du château, Franck Cazenave cherche sa propre cadence. Il peint comme son coeur bat, à son pouls, à sa biologie. Son temps n’est ni flèche ni rivière, il est tourbillon. Sous ce battement nouveau une autre respiration prend forme, celle de l’expression artistique. L’oeuvre façonnée à son rythme est organique et intemporelle. Elle a subi les assauts du dérèglement des sens. Comme l’artiste,  elle se frotte aux corps invisibles qui hantent les lieux.
La création est un point de tension et d’équilibre entre l’élan et l’ordre. L’oeuvre unifie les contraires, concentre les heures de travail.

« La respiration est importante et le rythme de sa respiration est important, ne pas modifier le rythme à cause d’une raison extérieure. Il y a une opacité qui doit être la, rien ne doit pouvoir changer le rythme qu’il soit lent ou rapide, sans modification extérieure du rythme du pouls. Il faut peindre comme son cœur bat…» Journal FC à SG

Jour après jour Franck Cazenave arpente le château jusqu’à la salle refuge. Le dernier jour, il  l’occupe de sa présence.
Le temps  se décline en un jour nouveau. De Chronos il devient Kaïros.

. Mémoire

Notre époque nous précipite dans un temps accéléré. Pour sauvegarder nos souvenirs, ne pas oublier, nous collectons et collectionnons des images, des clichés. Nous vivons par exposition, sur-exposition de notre intimité. L’ère est à l’accumulation.

Le travail de l’artiste appelle au souvenir, convoque les fantômes, exhume les traces, sculpte les détails. Il s’inscrit dans un flot mémoriel. L’art met le monde à l’envers. Le mouvement initié  par Franck Cazenave, réinvente, réenchante le château et, du même coup, démontre en acte que celui-ci est “réinventable“. L’artiste filtre et collecte en silence.

La mémoire a la faculté de nous retenir dans le temps. Elle s’oppose à l’oubli, est réminiscence. Se jouant des simulacres, elle est une persistance du passé qui met à jour l’éclat permanent des temps disparus.

Le château vestige a eu plusieurs vies qui s’accumulent en strates architecturales et temporelles. Il est vide mais hanté par la mémoire des lieux. Chaque pierre, chaque salle de l’édifice est un histoire. Il faut tendre l’oreille et se mettre à l’écoute de ses murmures. Que reste-t-il aujourd’hui de l’écho des vivants ?

Les 18 jours de travail durant lesquels l’artiste était écartelé porte leurs fruits. Les frontières s’effondrent. L’oeuvre éclate. Fixée aux parois, elle ne se déplace pas, elle est une invitation à une expérience de vie. Son unique espace pour perdurer est notre mémoire.

Mobilité invisible, l’oeuvre d’art nous voyage,  nous rappelle à nous-même, à nos silences et à nos souvenirs.

. Éternel et éphémère : mélange des temps.

Ce qui pose problème de nos jours, ce n’est pas la rapidité mais la lenteur qui est à combattre. La cadence est rapide. Le temps contemporain n’est plus la flèche qui induit un avant et un après, ni le fleuve qui représente le devenir. Non, l’époque contemporaine est celle d’un temps qui tourbillonne et bifurque, elle agite et s’agite.
Paradoxalement, ce chaos fertilise la création, les idées peuvent éclore et fleurir sur des couches successives qui s’amassent.

« Il faut garder le cap, être un peu plus patient, avec beaucoup de regards, beaucoup de temps de regards, beaucoup de temps d’observation, de longs silences d’observation sur ce qu’il se passe et les choix à faire, les bons choix à faire surtout. » Journal FC à SG

La salle du haut accumule les strates temporelles. Elles ne se juxtaposent pas mais s’entremêlent créant un ensemble unique. L’art exprime de l’Homme. Il est la métaphysique du mélange des temps et des multitudes.

La fresque est gravée dans la roche, pour toujours. Elle est un dépôt, une nappe déposée in situ que les mémoires conservent.

L’art permet de saisir la part d’éternité dans le mouvement vital.


CHAPITRE 4 : PRÉSENCE INVISIBLE

Il faut imaginer, au début du siècle dernier, le Baron Albert de L’Espée jouant de son orgue, fenêtres ouvertes. Les accords de César Franck ou Camille Saint-Saens, s’échappent de ses hauteurs et les promeneurs stupéfiés, s’étonner et s’émerveiller de tant de démesure. Ilbarritz est musical, l’orgue est sa signature.

La musique s’évapore du château, elle est sa trace invisible, sa teinte, son reflet. Elle se faufile dans tous les espaces, tour à tour consolatrice, nostalgique, amoureuse ou politique. Le monde est musical et les êtres humains vivent à son rythme. Le château habité de silences et de vide respire au rythme des présences invisibles. Ce sont elles qui résonnent encore et que l’artiste cherche à capter.

Le silence n’est pas l’opposé du langage, il est condition de parole et du sons. Il fait sens, permet les respirations, accentue les sons. Il révèle les vérités, d’ailleurs on acquiesce en silence. À y regarder de plus prés le silence est une tempête, qu’il ne faut pas craindre.

C’est le silence qui fait entendre la parole. C’est le vide qui permet le mouvement dans l’espace. Les présences invisibles dépassent les apparences immédiates. Racines fertiles, elles sont les liens, les réseaux sans lesquels nous ne serions pas connectés.

Le château bat au rythme des passages, vit au milieu des courants, dissimule des labyrinthes aériens et terrestres, oscille entre le ciel et le sol. Il est un vaisseau amarré aux vents et aux sables. Pourtant il sait se faire oublier, être l’écrin et magnifier ses habitants.

Étrangement, c’est lui le pilote. Nous ne sommes que ses invités. L’artiste le sait.

. Absence et silence

« Ce matin j’étais très tranquille pendant de nombreuses heures. Il est très précieux d’avoir l’esprit au calme, de ne pas être dérangé, c’est ça l’intérêt de l’atelier : cette bulle là. Sans cette bulle, c’est impossible en fait. » Journal FC à SG

Lorsque les bruits se taisent, que l’absence prend sa place, tout apparaît.
Les outils ont disparu, la poussière est rassemblée au centre de la pièce, la salle s’habille de nouveaux ornements. L’artiste n’est plus là. Sa disparition est la condition d’existence de l’oeuvre. Elle  n’est visible que dans cet abandon là, dans ce vide là.
L’artiste, lui, se manifeste dans la présence de l’oeuvre. ll lui cède la place.

Que reste-t-il de l’artiste lorsqu’il s’absente, qu’il déserte sa construction ?
Son travail, qui est le prolongement de son être. Au risque de le vampiriser, l’artiste se doit, tel un commandement impérieux, de disparaître.

Il laisse place aux passages, aux discours, aux pleins et aux silences.

« Je suis un peu fatigué, je ne sais pas si je reste encore un peu ou si je m’en vais tout de suite, je vais rester encore un peu, à regarder et observer surtout. Je vais rester dans le silence, à regarder les murs, à regarder ce qu’il se passe, regarder les mouvements des murs, écouter les murs, regarder ce qu’ils demandent, regarder ce qu’il leur faut. » Journal FC à SG

Tapageur, souvent loquace, parfois coupable le silence est la résonance, l’écho d’un tintamarre intérieur que le langage intimide.

. Musique

« C’est bien d’être dans cet état là, quand on ne réfléchit plus, quand on ne fait plus qu’un avec ce qu’on fait, avec la musique qu’on écoute, avec le monde entier presque.» Journal FC à SG

La musique est la mesure du temps c’est à dire l’échelle, la grille, l’ajustement, la hauteur. Le Château bat à sa cadence, la salle de musique est en alignement vertical avec le belvédère. 

À portée de main, la musique est une réalité immatérielle à laquelle nous ne prêtons pas toujours attention. Notre environnement s’habille de sons. Impossible de les faire taire. Entêtante, entraînante, la musique sait nous faire marcher au pas, nous émouvoir, nous couper de nous-même. Vraie langue universelle, elle nous met au cœur du monde. Elle rallume en nous des sentiments endormis, si forts qu’ils redeviennent réels. Beauté des larmes de joie. Elle éveille un imaginaire, nous réveille du réel. Elle est magicienne car elle rend l’instant éternel. Elle fait taire les bavardages, en cela elle est vertueuse.

« Chaque soir je change la playlist du lendemain par rapport à ce que je pense vouloir écouter, surtout ce dont je pense avoir besoin pour le lendemain, et la playlist du jour était la bonne.» Journal FC à SG

Quand l’homme, être sensible, tend l’oreille, il s’aperçoit que la puissance parfois hypnotique de la musique envahit corps et âme. Elle nous émeut et nous meut. Le cœur palpite, son rythme s’accélère, on transpire, on tape du pied, on a le souffle coupé et on pleure. Franck Cazenave subit l’influence jubilatoire de la musique. Elle le plonge hors du réel immédiat et paradoxalement, en le coupant du reste du monde, elle remet au coeur de son propre monde, au centre de lui-même. Elle est en libre circulation.

La gestuelle de Franck Cazenave est musicale. Sous son impulsion, les fresques deviennent des partitions et l‘éclat des murs retentit d’une sonorité visuelle.

. Apparaître 

« Voilà on est au stade de l’explosion là, et demain on peut dire que “les pétales sortent à peine du bouton de fleur, du bourgeon, en espérant que les fleurs prennent vie, rendent vie, une grande et  belle vie, s’élèvent très haut et soient fortes, aussi fortes que douces et belles, que vivantes.“» Journal FC à SG

Il est temps pour l’artiste de montrer son travail.

Les peintures volubiles montent en cascade le long des murs. L’apparition est totale, explosive. Dans les fissures naturelles s’inscrit la ligne claire, celle qui rend visible l’invisible. Tel est le rôle de l’art, faire émerger ce qui est, dévoiler le réel, bousculer les horizons.
Nous pensons que les détails nous échappent, que la subtilité est tatillonne. Faux, chaque seconde vécue par l’artiste est sur les murs et se montre sans détours, à la vue de tous. En totale légèreté. Si elle naît dans la solitude l’oeuvre d’art n’existe qu’à la vue de l’Autre. Son seul espace est l’oeil qui la regarde.

« Grosse journée, bonne journée, meilleure que les précédents, avec une certaine joie retrouvée, une certaine émotion qui est revenue avec la poésie. Elle est venue enfin faire son apparition. » Journal FC à SG

L‘oeuvre d’art, que l’on peut toucher, est biologiquement présente. Elle vit.
L’émotion éveillée, qu’elle soit picturale, musicale, littéraire subsiste en nous. Et cette rencontre est toujours une bifurcation dans nos existences. L’expérience esthétique est une joie qu’il faut opposer au douleurs de la vie. L’instant éphémère devient éternel.

Le jour de l’exposition, le château, l’artiste, l’oeuvre et le spectateur ne font qu’un. Ils sont englobés dans le même milieu, dans la même atmosphère. On pense alors à ces vers d’Höderlin qui invite à « habiter poétiquement le Monde ». Sans la poésie, le monde reste plat. Être chatouillé par les émotions vives, déambuler parmi les salles du château, c’est se laisser envahir par son rythme.  En contemplant les peintures c’est nous-même que nous rencontrons. La matière, le temps, l’espace tendent vers notre propre horizon.

L’artiste en est le médium.