SANS REMETTRE À DEMAIN
HORS-SÉRIE FÉVRIER 2021 


POINT DE VUE
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La crise du Covid met à jour les nombreuses mutations (technologiques, sociales, climatiques...) opérant depuis des décennies, des mutations sous-estimées, que nous pensions maîtriser. À l’heure des chaînes d’info en continu, un “invisible“ virus nous rappelle notre condition d’humain, notre finitude, tout en niant notre liberté, en nous privant de la beauté de tant d’instants partagés. Cette expérience, inédite (particulièrement anxiogène pour des générations qui n’ont jamais connu la guerre), est pourtant une nouvelle aurore : elle nous oblige à reconsidérer notre rapport à l’autre, au corps, au temps, à réévaluer “moi numérique“ face au “moi analogique“, à reconsidérer notre rapport aux notions d’intérieur et d’extérieur, à l’espace, aux espaces. 

J’ai vécu le premier confinement, et vis le second (deuxième?) sans sidération, sans surprise, habitué à l’isolement de l’atelier, cette distance physique et mentale nécessaire pour créer, pour interroger sincèrement notre rapport au monde. Ce questionnement perpétuel est le propre de l’artiste : le doute, l’incertitude, sont les moteurs de sa réflexion, le souffle de sa création. Même si les doutes sont parfois violents et souvent accompagnés de précarité sociale, l’artiste avance dans ses recherches comme le marin traverse les océans malgré les tempêtes, avec les tempêtes. Il fait AVEC l’incertitude. Il veut rejoindre l’autre rive, coûte que coûte il veut dialoguer avec l’autre, l’Art n’est rien sans celle ou celui qui le reçoit, qui le ressent.

Rendre nos doutes fertiles.

Aujourd’hui le manque de discernement est tel, les peurs si grandes, que le bon sens manque cruellement à l’appel de la réflexion, l’incertitude rend “sourd“, “aveugle“. Alors que les drames sociaux, sanitaires, et économiques seront plus nombreux encore à l’avenir, il nous faut réapprendre à vivre avec cette incertitude si propre à notre humanité, à rendre nos doutes fertiles, à adopter un “fatalisme créatif“ afin d’être enfin des contemporains actifs de notre époque.

«Aspirer à l’impossible c’est la dynamique des révolutions réelles, qui ne résident pas dans la rupture violente mais dans l’exercice transformateur» Peter Sloterdijk, Philosophe.

“Penser demain“, penser les territoires (espaces, usages...) du quotidien est une affaire collective qui ne peut plus faire l’économie d’une approche transdisciplinaire. Une approche concertée, débattue, qui réfléchit le fait urbain comme le fait rural au-delà des parcours, des chapelles ou des expertises de chacun. Cette crise sonne le glas de l’individualisme, il est temps de nous retrouver autour d’une table “transgénérationnelle-transpartisane-transexpertise-transaltruiste“, d’écouter à nouveau nos altérités,  l’entre soi a clairement montré ses limites. Assez.

«La ville concerne ceux qui la fabriquent, ceux qui la gèrent, ceux qui la pensent, ceux qui la vivent ou la racontent.» Francine Fort, Directrice Arc en Rêve Centre d’Architecture Bordeaux.

Alors qu’on restaure enfin les fresques de Vasarely à la Gare Montparnasse (qui les voyait encore?), il est également temps de repenser le lien entre vie artistique et vie publique : l’Art nest pas une décoration, un saupoudrage éphèmère pour divertir les familles ou inaugurer une place, l’Art est une interpellation du réel, une extension de l’imaginaire. Au même titre que la Philosophie -  on pense ici à la chaire de Philosophie initiée par Cynthia Fleury à l’Hôpital - l’Art doit réintégrer la Cité dont il est cruellement absent. L’Art en est issu, il est aussi, comme la nature dont il s’inspire si souvent, un miroir révélant de nos existences. L’Art, la Culture, doivent pouvoir contribuer à repenser villes et campagnes comme des points de rassemblement et des espaces d’expériences essentielles.

Ce qui est essentiel.

Avant que naissent un jour des “Google cities“, il serait inspiré d’interroger ensemble cette notion d’essentiel, pour un village, une ville, un département, en organisant ici des reflexions collectives là des groupes de travail... On y aborderait à nouveau la place de l’expérience pour l’individu, car une réunion zoom ne remplacera jamais une sensation physique, le propre de l’humain est d’avoir besoin des autres humains, et de sentir le monde. L’artiste (comme l’infirmière, l’enseignant, le libraire, le chef, l’artisan etc. ), renouvelle ou améliore notre manière de sentir le monde en proposant un regard, un partage, une “expérience“.

«L’expérience, c’est ce qui nous protège de la fascination pour la certitude, du besoin maladif de certitude (...)» Cynthia Fleury, Philosophe.

Il est donc essentiel de donner les moyens aux individus de créer, d’innover, de proposer, il s’agit tout autant d’une question éthique qu’esthétique si l’on ne veut pas assister à un appauvrissement de “formes“ qui engendrerait un appauvrissement de la pensée et des relations humaines. J’entends déjà les sceptiques moquant «un doux rêveur», pourtant l’heure n’est plus à la condescendance mais à la consultation, urgente, de celles et ceux dont l’imagination est une seconde nature. Imaginer un projet, comme demain, commence par une invitation à partager la table. 

Préférons toujours le pli au repli.
Franck Cazenave.

Bibliographie

Michel AGIER
« Vivre avec des épouvantails, le monde, les corps, la peur », Premier Parallèle, octobre 2020, 160 p.
Gaston BACHELARD
« La poétique de l’espace», Nouvelle édition établie par Gilles HIERONIMUS, PUF, mai 2020, 408 p.

Aurélien CATIN
« Notre condition - Essai sur le salaire au travail artistique », Riot éditions, février 2020, 68 p.

François CHENG
« Cinq méditations sur la mort (autrement dit sur la vie) », Albin Michel, novembre 2013, 180 p.

Alain DAMASIO
«Les furtifs», La Volte, avril 2019, 432 p.

Cynthia FLEURY
« Le soin est un humanisme », Tracts, Gallimard, mai 2019, 48 p. 
Bruno LATOUR
« Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, La Découverte, janvier 2021, 192 p. 
Eric SADIN
« L’ère de l’individu tyran», Grasset, octobre 2020, 352 p. 
François SALTIEL
« La société du sans-contact », Flammarion, septembre 2020, 224 p.